Jean-Pierre Bouvier

« J’ai éprouvé un des chocs artistiques les plus forts de mon parcours d’artiste »

Après avoir conquis la presse et les spectateurs lors du dernier Festival Off d'Avignon, le seul en scène "Amour Amère" portée par Jean-Pierre Bouvier, s'installe au Théâtre La Bruyère dès le 30 septembre. À quelques jours de la première, il nous livre des détails sur cette histoire d'amour aux allures de tragédie grecque, adaptée d'un texte de l'auteur anglo-saxon Neil Labute.

« Le Théâtre reste un outil hors mode...»

Qu'est-ce qui vous a fait aimer / choisir le théâtre ?

Le hasard ou alors le destin. Après être né à Marrakech et avoir vécu au Maroc pendant une quinzaine d’années, mon père étant docteur dans l’équipe médicale du roi Mohamed V, à la suite du divorce de mes parents, je suis rentré en France avec ma mère, à Rennes plus exactement. Là, j’ai connu la « joie » du pensionnat du Lycée… Le choc était rude… En une semaine de traversée maritime, partir de Casablanca et me retrouver au Havre puis en Bretagne. Passer du soleil du Maroc au crachin breton… Sans commentaire… Je me suis lancé dans une carrière sportive de haut niveau et après un accident de santé dû au surentraînement, nouveau déplacement, cette fois à La Baule, dans un lycée dit « climatique » pour raisons de convalescence. Et pour occuper mes journées sans exercice, j’ai découvert la lecture, et parmi les livres que l’on m’apportait pour tuer l’ennui, je tombe sur Gérard Philipe, notre éternelle Jeunesse de Monique Chapelle. Le choc. Ensuite j’ai tout lu sur cet acteur et le TNP de Jean Vilar et ma vocation venait de naître.

Votre définition de la culture ?

Le passeport pour les libertés de penser. Le libre arbitre. L’unique moyen de participer à l’amélioration morale et sociale de l’humanité. Le seul moyen de faire d’un groupe d’êtres humains, des individualités qui seront investies par la nécessité d’apprendre puis de transmettre et partager. Parmi les multiples vecteurs de la culture, les médias ont un rôle prépondérant et devraient favoriser son accès auprès des plus démunis et de ceux qui considèrent que la culture est élitiste, mais le problème majeur et qui laisse trop de personnes indifférentes réside dans le fait que le financement des médias audiovisuels dépend de la publicité et que comme l’a dit justement un sociologue et dramaturge anglais : « La publicité est la revanche de l’argent sur la culture ».

Le Théâtre reste un outil hors mode, donc sacré, un art vivant, qui favorise la réunion de personnes qui, ne se connaissant pas, se retrouvent pourtant dans le même lieu dans le but de partager ensemble, émotions, découvertes et savoirs. 

Une rencontre artistique décisive ?

Comme beaucoup d’élèves comédiens intégrant un cours privé, ma rencontre avec mon premier professeur, Jean Périmony, a été capitale. Homme de culture, exigeant, passionné. Ensuite, quand je suis entré au Conservatoire de Paris, j’ai eu la chance de travailler dans la classe de Jean-Paul Roussillon, un des plus grands acteurs et metteurs en scène français. Il m’a marqué à vie et reste encore ma référence. Son ombre est toujours proche de moi. Ensuite, les rencontres décisives hors contexte d’enseignement, se sont suivies : Jean-Louis Barrault, Michèle Morgan, Jean Marais, Pierre Cardin, Claude Santelli, Christian-Jaque, etc.

Jean-Pierre Bouvier dans "Amour Amère" de Neil Labute - Photo © Bruno Perroud
Jean-Pierre Bouvier dans "Amour Amère" de Neil Labute - Photo © Bruno Perroud

« Lors du Festival d’Avignon, j’ai eu droit à des confidences incroyables de spectateurs sur l’amour... »

Qu’est-ce qui a déclenché ce seul en scène Amour amère de Neil Labute adapté par Dominique Piat ?

C’est Dominique qui m’a fait lire cette pièce. J’ai éprouvé un des chocs artistiques les plus forts de mon parcours d’artiste. J’ai hésité et l’argument qu’elle m’a présenté (et elle l’a fait exprès, bien sûr) c’était de me dire que Ed Harris l’immense acteur américain l’avait créé.

Mettez-vous à ma place : j’étais très vexé. Je n’ai pas pu résister à cet argument flatteur.

Pourquoi avoir choisi de le mettre en scène et de le jouer ? Comment vous êtes-vous dirigé ?

Depuis très longtemps, je me suis souvent intégré dans les mises en scène que j’ai faites. J’arrive maintenant à plus de quarante mises en scène, la première étant Lorenzaccio de Musset au Conservatoire de Paris, puis dans plusieurs théâtres, spectacle dans lequel nous étions plus de trente-cinq comédiens, puis Ruy Blas de Victor Hugo, Dom Juan de Molière, Good de Cecil Philip Taylor, etc.

À chaque fois, aussi bien de très grosses distributions que des monologues. Cela peut paraître très prétentieux et très risqué de jouer et mettre en scène en même temps mais cela ne l’est pas pour la simple raison que tout dépend de votre méthode de travail et de l’équipe qui vous fait l’honneur de vous faire confiance.

Généralement, quand il s’agit de pièces avec beaucoup de monde, je suis assisté, et cela peut arriver aussi pour des monologues, mais je fais en sorte que nous travaillions très longtemps, sur plusieurs mois, avec beaucoup d’attentions portées à la psychologie des personnages, au passé, au vécu, au « pourquoi » de leur présence, avec beaucoup de discussions, d’écoutes, et la « mise en place » sur le plateau découle de ce travail de construction d’artisan. Ma responsabilité tient dans le fait de leur proposer des clés pour ouvrir telle ou telle porte. Mais seuls, les acteurs qui m’ont fait l’honneur de partager des aventures de créations, peuvent vous répondre.

Ensuite, pour être franc, (et là je ne parlerai qu’en présence de mon avocat)… le mot « diriger » ne fait pas partie de mon vocabulaire. Je reprends à mon compte l’expression de Jean-Pierre Marielle « Un acteur, c’est pas une petite entreprise, ça ne se dirige pas ».

Je préfère parler d’accompagnement, de collaboration, de suggestion, en tout cas de respect de la création d’un artiste vis à vis d’un autre artiste. Quand j’ai monté les premières pièces de Jean-Pierre Bacri, si j’avais prononcé le mot « diriger » je risquais de me prendre le décor sur la tête. Les metteurs en scène qui essaient de m’imposer un « tu fais un pas à gauche, tu t’arrêtes et tu parles en regardant à droite » ne me le disent pas deux fois.

En ce qui concerne Amour Amère c’est encore autre chose. J’avais fait appel à un metteur en scène, spécialiste du théâtre anglo-saxon et après la lecture publique de la pièce (lecture que j’avais préparée plusieurs mois, seul) il m’a dit « non, il n’y a que toi qui puisses le monter ». Et ce fut aussi la position de mon producteur Jean-Claude Lande (Marilu Production/Christophe Segura). Et je les remercie encore de leur confiance.

Ensuite, j’ai donc répété. Seul. Quasiment une année.

Les quinze derniers jours qui ont précédé une présentation publique devant des directeurs et tourneurs, j'ai demandé à Anne Plantey de m’assister, ce qu’elle fit avec beaucoup de délicatesse et d’intelligence. Pendant cette année d’immersion totale, j’ai tout fait pour que cette œuvre ne ressemble pas à une pièce conventionnelle de théâtre. Ce que de toute façon, elle n’est pas. J’ai commencé par trouver mes thèmes musicaux. J’ai écouté des dizaines de compositeurs. Je procède toujours de la même façon. Ayant eu la chance que ma mère, très tôt, m’ait fait découvrir les grands musiciens, interprètes et chefs d’orchestre, la musique est mon déclencheur, celui qui me permet de transformer une intention, un argument, une idée en émotionnel. Les images parviennent à ce moment-là. Quand j’ai mis en scène Se trouver de Pirandello dans le cadre de la Convention Européenne Théâtrale à Anvers, j’ai été le premier à découvrir Phil Glass… et quel bonheur d’être parvenu à une harmonie entre ces deux univers. Dans un deuxième temps, ces images trouvées (souvent la nuit, sous forme de rêves), je conçois la scénographie. Là, vous me permettrez de ne pas rentrer dans les détails pour ne pas dévoiler la scénographie.

Ensuite, vient le plus délicat : la matérialisation de cet « Edouard ». Le rendre concret en harmonie avec les informations données par l’auteur.

Une fois ces informations récoltées comme un paysan le fait avec sa moisson, je lui construis toutes formes de passés, des passés lointains aux passés récents. Souvent, j’écris des fiches pour bien être sûr que je ne m’éloigne pas de ce personnage qui comme le disait Musset « est devenu un vêtement, me colle à la peau… ». Je rentre dans toutes formes de détails : pourquoi ce costume ? quand et dans quelle circonstance l’a-t-il acheté ? Pourquoi ? L’obsession chirurgicale du pourquoi ? Bref, toute une cuisine qui n’intéresse personne, mais qui me permet de me parler à voix haute comme un dédoublement et de me rapprocher de cette enveloppe charnelle tout en m’excusant d’avoir lu la pièce et de faire semblant du contraire. Plonger dans l’inconnu, ne pas préparer de mise en place, ne pas fixer de choses établies. Tout en faisant la différence entre l’état et l’humeur. En même temps, définir les partenaires. À qui s’adresse-t-il ? Au public ? « Quelque chose de grand, de sombre et d’inconnu » comme l’appelait Victor Hugo ? Une entité ? Sa femme ? Lui ? Où tous en même temps ?

Creuser, creuser, transpirer, se tromper souvent, puis, un jour, laisser le personnage parler. Il arrive. Vous le sentez. Respecter sa respiration, ses silences, ses coups de gueule. C’est Michel Bouquet qui m’avait dit ça, sur le tournage des Colonnes du ciel de Gabriel Axel : « Si tu travailles bien, ton personnage, il finira par parler de lui-même ».

Lors de ce genre de spectacle, il y a de certains silences dans l’écoute des spectateurs, des réactions très bouleversantes qui me font penser qu’un choc émotionnel a eu lieu, que de longues réflexions vont suivre l’après-spectacle...

Vous interprétez un fils et un mari, tous deux portés par un amour inconditionnel pour une femme, peut-on parler d’une quête éperdue de vérité ?

C’est là que la pièce est hors-norme et selon certains critiques, une grande pièce, c’est parce qu’elle ramène ces deux êtres distincts à une forme unique d’entité quasi indéfinissable en quête d’identité et non de vérité. Nous sommes plus proches de la notion de « monstre sacré » de la tragédie grecque mu par cette fameuse notion de fatalité, de destin. Il y a de l’animalité dans ce personnage. L’abandon de cet enfant sur les marches d’une église a quelque chose de symbolique par rapport à son parcours.  

Au XXIème siècle, où le politiquement correct est de rigueur, votre personnage fait tomber un à un les verrous de la moralité. Est-ce jouissif pour un acteur de bousculer le spectateur, de le pousser dans ses propres retranchements ?

Je n’ai jamais considéré cet art vivant comme un « métier ». C’est au-delà, heureusement. Cela tient du sacerdoce, de la fonction, du devoir, etc. De la responsabilisation. J’ai toujours préféré le fait d'interpeller au fait de séduire, même si la séduction est recherchée par le public et je le comprends. Mais lors de ce genre de spectacle, il y a de certains silences dans l’écoute des spectateurs, des réactions très bouleversantes qui me font penser qu’un choc émotionnel a eu lieu, que de longues réflexions vont suivre l’après-spectacle, qui sont le contraire de la tiédeur, et oui, cela me plait beaucoup. Lors du Festival d’Avignon, j’ai eu droit à des confidences incroyables de spectateurs sur l’amour. Celui dont parle Neil Labute. J’étais très ému car c’était la preuve que je ne ressemblais plus à un acteur…

Une histoire d’amour et de mort. Est-on plus proches d’un théâtre shakespearien que des tragédies grecques ?

Votre réflexion me touche et me fait très plaisir (je l’avoue) car elle prouve que cette œuvre échappe au premier degré. C’est le fait des grandes pièces. Sa construction est d’une très grande intelligence. C’est ce qui a fait dire à mon ami, écrivain Philippe Besson « Quelle claque ! Quel texte ! ». L’œuvre est Shakespearienne de par la non-dissociation du corps et de l’esprit. On y retrouve l’animalité chère à certains personnages dont le langage passe par un code plus proche du réflexe que de la réflexion. Et elle est une tragédie grecque de par la notion de fatalité. Deux êtres humains désignés pour se rencontrer seront-ils condamnés à souffrir s’ils s’aiment, et condamnés à déranger les autres qui eux, n’ont pas été « choisis ».

La mort d’un être cher est-elle libératrice de la parole ?

« C’est dans la mort qu’on parle le mieux de la vie » disait Björnson. La force de la pièce, comme souvent les pièces anglo-saxonnes, est de parler de la mort en l’acceptant. La langue anglaise ne comporte pas de « pathos ». Les langues d’inspiration latine, oui. D’où une vigilance extrême pour l’interprète. Il y a chez Édouard une obligation d’établir un rapport particulier avec la parole. Pour partager un secret qui ne peut pas s’encombrer de délicatesse car la mort elle-même s’encombre rarement de délicatesse. Et quelques soient les personnes visibles ou pas à qui il s’adresse.

Le théâtre anglo-saxon est-il plus audacieux dans le choix de ses thèmes ?

Oui. Il l’a toujours été. Il n’y a jamais eu aucun tabou dans le théâtre anglo-saxon. Il a toujours représenté sur une scène des thèmes de société. Depuis Shakespeare et sans chercher à plaire ou choquer. La maladie, la mort, les épidémies, l’infirmité, ont toujours été des thèmes que les acteurs et actrices (qui sont des membres à part entière de la société anglo-saxonne) montrent sans complaisance, avec lucidité, comme les miroirs qu’ils sont. N’oublions pas que les grands acteurs anglais sont anoblis par la Reine. Les premières pièces sur le sida sont anglo-saxonnes. La France a toujours préféré un aspect plus ludique du traitement des thèmes de société un peu clivants. Ludique ou caricatural. Déjà notre Molière utilisait la farce pour dénoncer la médecine.

Comment avez-vous constitué votre équipe artistique et conçu votre scénographie ?

La scénographie m’a pris beaucoup de temps à concevoir. La pièce dans les didascalies mentionnait un décor très réaliste. Je n’en ai pas tenu compte, volontairement. J’ai cherché une solution qui séparait clairement les deux univers que sont la vie et la mort. Mais je ne veux pas rentrer dans les détails de la scénographie… et révéler aux futurs spectateurs ce qu’ils préfèrent découvrir par eux-mêmes. Simplement, ce que je peux dire, c’est qu’en tant que passionné d’opéras j’ai consulté beaucoup d’ouvrages scénographiques et je suis parvenu à une proposition simple mais suffisamment « présente » pour un spectacle avec un seul acteur. Je voulais rester dans quelque chose d’opératique, ne serait-ce que par rapport à la musique choisie.

Et quant à la création d’éclairages et la régie, j’ai demandé à des personnes de grand talent de se mettre au service de l’œuvre, d’une manière artisanale, apparemment simple, sans effets. Joffrey Kles et Patricia Garcia, qui ont l’habitude de travailler ensemble, ont fait une magnifique création lumières, toute en demi-teintes, en clair-obscur. De plus Patricia est ma régisseuse. C’est elle qui m’accompagne pendant le spectacle et qui « joue » en même temps que moi cette partition musicale, ce qui n’est pas toujours simple car je peux « improviser » des déplacements, des rythmes différents.

Une confidence ?

J’ai le trac… mais le bon...

Un acte de résistance ?

Jouer le personnage d’Othello, sans whitewashing, et sans m’excuser. 

Un signe particulier ?

Superstitieux comme un sportif avant d’entrer sur un court de tennis. 

Un message personnel ?

Oui, à Edouard, mon personnage : Reste avec moi… s’il te plaît ! 

Un talent à suivre ?

Anne Bouvier… si vous y arrivez car elle n’est jamais là où on l’attend… 

Ce que vous n’aimeriez pas que l’on dise de vous ?

Que je ne suis plus surprenant… 

Un personnage fétiche ?

Il y en a deux : Ruy Blas de Victor Hugo et Lorenzaccio de Musset. J’ai joué ces deux personnages plus de six cents fois. J’avais décidé de les mettre en scène en fondant ma Compagnie pour rendre hommage au TNP de Jean Vilar et à tous ces merveilleux acteurs. Jamais homme de théâtre n’a fait mieux pour « réduire les difficultés d’accès à la culture au service d’un partage d’un patrimoine culturel universel. Une vision du monde qui confère à l’Art et à la Culture le pouvoir d’émanciper l’individu, d’éduquer le citoyen et de contribuer à l’édification d’une communauté nationale par l’adhésion de toutes les classes de la société, des élites économiques et politiques de ceux qui sont éloignés des pratiques culturelles "cultivées" » — Marion Denizot (La démocratisation culturelle).

Rideau...

Publié le
28
.
09
.
2021
Par Jérôme Réveillère

Après avoir conquis la presse et les spectateurs lors du dernier Festival Off d'Avignon, le seul en scène "Amour Amère" portée par Jean-Pierre Bouvier, s'installe au Théâtre La Bruyère dès le 30 septembre. À quelques jours de la première, il nous livre des détails sur cette histoire d'amour aux allures de tragédie grecque, adaptée d'un texte de l'auteur anglo-saxon Neil Labute.

Photo © Christian Rossard

« Le Théâtre reste un outil hors mode...»

Qu'est-ce qui vous a fait aimer / choisir le théâtre ?

Le hasard ou alors le destin. Après être né à Marrakech et avoir vécu au Maroc pendant une quinzaine d’années, mon père étant docteur dans l’équipe médicale du roi Mohamed V, à la suite du divorce de mes parents, je suis rentré en France avec ma mère, à Rennes plus exactement. Là, j’ai connu la « joie » du pensionnat du Lycée… Le choc était rude… En une semaine de traversée maritime, partir de Casablanca et me retrouver au Havre puis en Bretagne. Passer du soleil du Maroc au crachin breton… Sans commentaire… Je me suis lancé dans une carrière sportive de haut niveau et après un accident de santé dû au surentraînement, nouveau déplacement, cette fois à La Baule, dans un lycée dit « climatique » pour raisons de convalescence. Et pour occuper mes journées sans exercice, j’ai découvert la lecture, et parmi les livres que l’on m’apportait pour tuer l’ennui, je tombe sur Gérard Philipe, notre éternelle Jeunesse de Monique Chapelle. Le choc. Ensuite j’ai tout lu sur cet acteur et le TNP de Jean Vilar et ma vocation venait de naître.

Votre définition de la culture ?

Le passeport pour les libertés de penser. Le libre arbitre. L’unique moyen de participer à l’amélioration morale et sociale de l’humanité. Le seul moyen de faire d’un groupe d’êtres humains, des individualités qui seront investies par la nécessité d’apprendre puis de transmettre et partager. Parmi les multiples vecteurs de la culture, les médias ont un rôle prépondérant et devraient favoriser son accès auprès des plus démunis et de ceux qui considèrent que la culture est élitiste, mais le problème majeur et qui laisse trop de personnes indifférentes réside dans le fait que le financement des médias audiovisuels dépend de la publicité et que comme l’a dit justement un sociologue et dramaturge anglais : « La publicité est la revanche de l’argent sur la culture ».

Le Théâtre reste un outil hors mode, donc sacré, un art vivant, qui favorise la réunion de personnes qui, ne se connaissant pas, se retrouvent pourtant dans le même lieu dans le but de partager ensemble, émotions, découvertes et savoirs. 

Une rencontre artistique décisive ?

Comme beaucoup d’élèves comédiens intégrant un cours privé, ma rencontre avec mon premier professeur, Jean Périmony, a été capitale. Homme de culture, exigeant, passionné. Ensuite, quand je suis entré au Conservatoire de Paris, j’ai eu la chance de travailler dans la classe de Jean-Paul Roussillon, un des plus grands acteurs et metteurs en scène français. Il m’a marqué à vie et reste encore ma référence. Son ombre est toujours proche de moi. Ensuite, les rencontres décisives hors contexte d’enseignement, se sont suivies : Jean-Louis Barrault, Michèle Morgan, Jean Marais, Pierre Cardin, Claude Santelli, Christian-Jaque, etc.

Jean-Pierre Bouvier dans "Amour Amère" de Neil Labute - Photo © Bruno Perroud
Jean-Pierre Bouvier dans "Amour Amère" de Neil Labute - Photo © Bruno Perroud

« Lors du Festival d’Avignon, j’ai eu droit à des confidences incroyables de spectateurs sur l’amour... »

Qu’est-ce qui a déclenché ce seul en scène Amour amère de Neil Labute adapté par Dominique Piat ?

C’est Dominique qui m’a fait lire cette pièce. J’ai éprouvé un des chocs artistiques les plus forts de mon parcours d’artiste. J’ai hésité et l’argument qu’elle m’a présenté (et elle l’a fait exprès, bien sûr) c’était de me dire que Ed Harris l’immense acteur américain l’avait créé.

Mettez-vous à ma place : j’étais très vexé. Je n’ai pas pu résister à cet argument flatteur.

Pourquoi avoir choisi de le mettre en scène et de le jouer ? Comment vous êtes-vous dirigé ?

Depuis très longtemps, je me suis souvent intégré dans les mises en scène que j’ai faites. J’arrive maintenant à plus de quarante mises en scène, la première étant Lorenzaccio de Musset au Conservatoire de Paris, puis dans plusieurs théâtres, spectacle dans lequel nous étions plus de trente-cinq comédiens, puis Ruy Blas de Victor Hugo, Dom Juan de Molière, Good de Cecil Philip Taylor, etc.

À chaque fois, aussi bien de très grosses distributions que des monologues. Cela peut paraître très prétentieux et très risqué de jouer et mettre en scène en même temps mais cela ne l’est pas pour la simple raison que tout dépend de votre méthode de travail et de l’équipe qui vous fait l’honneur de vous faire confiance.

Généralement, quand il s’agit de pièces avec beaucoup de monde, je suis assisté, et cela peut arriver aussi pour des monologues, mais je fais en sorte que nous travaillions très longtemps, sur plusieurs mois, avec beaucoup d’attentions portées à la psychologie des personnages, au passé, au vécu, au « pourquoi » de leur présence, avec beaucoup de discussions, d’écoutes, et la « mise en place » sur le plateau découle de ce travail de construction d’artisan. Ma responsabilité tient dans le fait de leur proposer des clés pour ouvrir telle ou telle porte. Mais seuls, les acteurs qui m’ont fait l’honneur de partager des aventures de créations, peuvent vous répondre.

Ensuite, pour être franc, (et là je ne parlerai qu’en présence de mon avocat)… le mot « diriger » ne fait pas partie de mon vocabulaire. Je reprends à mon compte l’expression de Jean-Pierre Marielle « Un acteur, c’est pas une petite entreprise, ça ne se dirige pas ».

Je préfère parler d’accompagnement, de collaboration, de suggestion, en tout cas de respect de la création d’un artiste vis à vis d’un autre artiste. Quand j’ai monté les premières pièces de Jean-Pierre Bacri, si j’avais prononcé le mot « diriger » je risquais de me prendre le décor sur la tête. Les metteurs en scène qui essaient de m’imposer un « tu fais un pas à gauche, tu t’arrêtes et tu parles en regardant à droite » ne me le disent pas deux fois.

En ce qui concerne Amour Amère c’est encore autre chose. J’avais fait appel à un metteur en scène, spécialiste du théâtre anglo-saxon et après la lecture publique de la pièce (lecture que j’avais préparée plusieurs mois, seul) il m’a dit « non, il n’y a que toi qui puisses le monter ». Et ce fut aussi la position de mon producteur Jean-Claude Lande (Marilu Production/Christophe Segura). Et je les remercie encore de leur confiance.

Ensuite, j’ai donc répété. Seul. Quasiment une année.

Les quinze derniers jours qui ont précédé une présentation publique devant des directeurs et tourneurs, j'ai demandé à Anne Plantey de m’assister, ce qu’elle fit avec beaucoup de délicatesse et d’intelligence. Pendant cette année d’immersion totale, j’ai tout fait pour que cette œuvre ne ressemble pas à une pièce conventionnelle de théâtre. Ce que de toute façon, elle n’est pas. J’ai commencé par trouver mes thèmes musicaux. J’ai écouté des dizaines de compositeurs. Je procède toujours de la même façon. Ayant eu la chance que ma mère, très tôt, m’ait fait découvrir les grands musiciens, interprètes et chefs d’orchestre, la musique est mon déclencheur, celui qui me permet de transformer une intention, un argument, une idée en émotionnel. Les images parviennent à ce moment-là. Quand j’ai mis en scène Se trouver de Pirandello dans le cadre de la Convention Européenne Théâtrale à Anvers, j’ai été le premier à découvrir Phil Glass… et quel bonheur d’être parvenu à une harmonie entre ces deux univers. Dans un deuxième temps, ces images trouvées (souvent la nuit, sous forme de rêves), je conçois la scénographie. Là, vous me permettrez de ne pas rentrer dans les détails pour ne pas dévoiler la scénographie.

Ensuite, vient le plus délicat : la matérialisation de cet « Edouard ». Le rendre concret en harmonie avec les informations données par l’auteur.

Une fois ces informations récoltées comme un paysan le fait avec sa moisson, je lui construis toutes formes de passés, des passés lointains aux passés récents. Souvent, j’écris des fiches pour bien être sûr que je ne m’éloigne pas de ce personnage qui comme le disait Musset « est devenu un vêtement, me colle à la peau… ». Je rentre dans toutes formes de détails : pourquoi ce costume ? quand et dans quelle circonstance l’a-t-il acheté ? Pourquoi ? L’obsession chirurgicale du pourquoi ? Bref, toute une cuisine qui n’intéresse personne, mais qui me permet de me parler à voix haute comme un dédoublement et de me rapprocher de cette enveloppe charnelle tout en m’excusant d’avoir lu la pièce et de faire semblant du contraire. Plonger dans l’inconnu, ne pas préparer de mise en place, ne pas fixer de choses établies. Tout en faisant la différence entre l’état et l’humeur. En même temps, définir les partenaires. À qui s’adresse-t-il ? Au public ? « Quelque chose de grand, de sombre et d’inconnu » comme l’appelait Victor Hugo ? Une entité ? Sa femme ? Lui ? Où tous en même temps ?

Creuser, creuser, transpirer, se tromper souvent, puis, un jour, laisser le personnage parler. Il arrive. Vous le sentez. Respecter sa respiration, ses silences, ses coups de gueule. C’est Michel Bouquet qui m’avait dit ça, sur le tournage des Colonnes du ciel de Gabriel Axel : « Si tu travailles bien, ton personnage, il finira par parler de lui-même ».

Lors de ce genre de spectacle, il y a de certains silences dans l’écoute des spectateurs, des réactions très bouleversantes qui me font penser qu’un choc émotionnel a eu lieu, que de longues réflexions vont suivre l’après-spectacle...

Vous interprétez un fils et un mari, tous deux portés par un amour inconditionnel pour une femme, peut-on parler d’une quête éperdue de vérité ?

C’est là que la pièce est hors-norme et selon certains critiques, une grande pièce, c’est parce qu’elle ramène ces deux êtres distincts à une forme unique d’entité quasi indéfinissable en quête d’identité et non de vérité. Nous sommes plus proches de la notion de « monstre sacré » de la tragédie grecque mu par cette fameuse notion de fatalité, de destin. Il y a de l’animalité dans ce personnage. L’abandon de cet enfant sur les marches d’une église a quelque chose de symbolique par rapport à son parcours.  

Au XXIème siècle, où le politiquement correct est de rigueur, votre personnage fait tomber un à un les verrous de la moralité. Est-ce jouissif pour un acteur de bousculer le spectateur, de le pousser dans ses propres retranchements ?

Je n’ai jamais considéré cet art vivant comme un « métier ». C’est au-delà, heureusement. Cela tient du sacerdoce, de la fonction, du devoir, etc. De la responsabilisation. J’ai toujours préféré le fait d'interpeller au fait de séduire, même si la séduction est recherchée par le public et je le comprends. Mais lors de ce genre de spectacle, il y a de certains silences dans l’écoute des spectateurs, des réactions très bouleversantes qui me font penser qu’un choc émotionnel a eu lieu, que de longues réflexions vont suivre l’après-spectacle, qui sont le contraire de la tiédeur, et oui, cela me plait beaucoup. Lors du Festival d’Avignon, j’ai eu droit à des confidences incroyables de spectateurs sur l’amour. Celui dont parle Neil Labute. J’étais très ému car c’était la preuve que je ne ressemblais plus à un acteur…

Une histoire d’amour et de mort. Est-on plus proches d’un théâtre shakespearien que des tragédies grecques ?

Votre réflexion me touche et me fait très plaisir (je l’avoue) car elle prouve que cette œuvre échappe au premier degré. C’est le fait des grandes pièces. Sa construction est d’une très grande intelligence. C’est ce qui a fait dire à mon ami, écrivain Philippe Besson « Quelle claque ! Quel texte ! ». L’œuvre est Shakespearienne de par la non-dissociation du corps et de l’esprit. On y retrouve l’animalité chère à certains personnages dont le langage passe par un code plus proche du réflexe que de la réflexion. Et elle est une tragédie grecque de par la notion de fatalité. Deux êtres humains désignés pour se rencontrer seront-ils condamnés à souffrir s’ils s’aiment, et condamnés à déranger les autres qui eux, n’ont pas été « choisis ».

La mort d’un être cher est-elle libératrice de la parole ?

« C’est dans la mort qu’on parle le mieux de la vie » disait Björnson. La force de la pièce, comme souvent les pièces anglo-saxonnes, est de parler de la mort en l’acceptant. La langue anglaise ne comporte pas de « pathos ». Les langues d’inspiration latine, oui. D’où une vigilance extrême pour l’interprète. Il y a chez Édouard une obligation d’établir un rapport particulier avec la parole. Pour partager un secret qui ne peut pas s’encombrer de délicatesse car la mort elle-même s’encombre rarement de délicatesse. Et quelques soient les personnes visibles ou pas à qui il s’adresse.

Le théâtre anglo-saxon est-il plus audacieux dans le choix de ses thèmes ?

Oui. Il l’a toujours été. Il n’y a jamais eu aucun tabou dans le théâtre anglo-saxon. Il a toujours représenté sur une scène des thèmes de société. Depuis Shakespeare et sans chercher à plaire ou choquer. La maladie, la mort, les épidémies, l’infirmité, ont toujours été des thèmes que les acteurs et actrices (qui sont des membres à part entière de la société anglo-saxonne) montrent sans complaisance, avec lucidité, comme les miroirs qu’ils sont. N’oublions pas que les grands acteurs anglais sont anoblis par la Reine. Les premières pièces sur le sida sont anglo-saxonnes. La France a toujours préféré un aspect plus ludique du traitement des thèmes de société un peu clivants. Ludique ou caricatural. Déjà notre Molière utilisait la farce pour dénoncer la médecine.

Comment avez-vous constitué votre équipe artistique et conçu votre scénographie ?

La scénographie m’a pris beaucoup de temps à concevoir. La pièce dans les didascalies mentionnait un décor très réaliste. Je n’en ai pas tenu compte, volontairement. J’ai cherché une solution qui séparait clairement les deux univers que sont la vie et la mort. Mais je ne veux pas rentrer dans les détails de la scénographie… et révéler aux futurs spectateurs ce qu’ils préfèrent découvrir par eux-mêmes. Simplement, ce que je peux dire, c’est qu’en tant que passionné d’opéras j’ai consulté beaucoup d’ouvrages scénographiques et je suis parvenu à une proposition simple mais suffisamment « présente » pour un spectacle avec un seul acteur. Je voulais rester dans quelque chose d’opératique, ne serait-ce que par rapport à la musique choisie.

Et quant à la création d’éclairages et la régie, j’ai demandé à des personnes de grand talent de se mettre au service de l’œuvre, d’une manière artisanale, apparemment simple, sans effets. Joffrey Kles et Patricia Garcia, qui ont l’habitude de travailler ensemble, ont fait une magnifique création lumières, toute en demi-teintes, en clair-obscur. De plus Patricia est ma régisseuse. C’est elle qui m’accompagne pendant le spectacle et qui « joue » en même temps que moi cette partition musicale, ce qui n’est pas toujours simple car je peux « improviser » des déplacements, des rythmes différents.

Une confidence ?

J’ai le trac… mais le bon...

Un acte de résistance ?

Jouer le personnage d’Othello, sans whitewashing, et sans m’excuser. 

Un signe particulier ?

Superstitieux comme un sportif avant d’entrer sur un court de tennis. 

Un message personnel ?

Oui, à Edouard, mon personnage : Reste avec moi… s’il te plaît ! 

Un talent à suivre ?

Anne Bouvier… si vous y arrivez car elle n’est jamais là où on l’attend… 

Ce que vous n’aimeriez pas que l’on dise de vous ?

Que je ne suis plus surprenant… 

Un personnage fétiche ?

Il y en a deux : Ruy Blas de Victor Hugo et Lorenzaccio de Musset. J’ai joué ces deux personnages plus de six cents fois. J’avais décidé de les mettre en scène en fondant ma Compagnie pour rendre hommage au TNP de Jean Vilar et à tous ces merveilleux acteurs. Jamais homme de théâtre n’a fait mieux pour « réduire les difficultés d’accès à la culture au service d’un partage d’un patrimoine culturel universel. Une vision du monde qui confère à l’Art et à la Culture le pouvoir d’émanciper l’individu, d’éduquer le citoyen et de contribuer à l’édification d’une communauté nationale par l’adhésion de toutes les classes de la société, des élites économiques et politiques de ceux qui sont éloignés des pratiques culturelles "cultivées" » — Marion Denizot (La démocratisation culturelle).

Rideau...