Élise Noiraud

« La culture est ce qui nous donne le droit d’être des êtres sensibles »

Avec son seule-en-scène Le Champ des Possibles, la comédienne et metteuse en scène Élise Noiraud conclut sa trilogie autofictionnelle Élise, éditée chez Actes Sud-Papiers. Elle revient, dans cet entretien, sur son parcours, les thèmes qui jalonnent son travail et ce dernier volet qui sonne, pour son héroïne de 19 ans, la sortie définitive de l'enfance.

Le théâtre est très ancré pour moi dans une pulsion de jeunesse, d’enfance...

En quoi le théâtre est-il essentiel aujourd’hui ?

Pour moi, le théâtre est essentiel tout simplement car il m’aide à vivre. Cela est valable aussi pour le cinéma, la littérature, l’art en général. Les émotions que me font traverser les objets artistiques me permettent d’envisager l’existence avec plus de légèreté, mais aussi plus de profondeur, plus de densité. En cela, ils me sont essentiels. Le "pas de côté" qu’ils permettent par rapport à l’existence la rend plus vivable tout simplement. Par ailleurs, le théâtre en tant qu’art vivant est ce qui nous permet de nous réunir et de partager des émotions, en tant que groupe humain. Et ce lien entre nous est essentiel.

Comment voyez-vous le théâtre demain ?

Un théâtre plus ouvert, accessible, incluant, qui manifeste que chacun et chacune y a sa place, quel que soit son milieu d’origine, son lieu de vie, son histoire.

Votre définition de la culture ?

La culture est ce qui nous rassemble, ce qui nous unit, ce qui nous fait partager notre humanité. Elle est ce qui nous donne le droit d’être des êtres sensibles. Elle est ce qui nous connecte à la beauté, la violence, la complexité de la vie.

Vos batailles pour la culture ?

Faire entendre que la culture n’est pas un bonus, mais une nécessité. Et la rendre accessible au plus grand nombre.

J’essaye toujours de garder du temps pour le travail auprès des jeunes. Car on ne sait jamais les graines que l’on sème.

Qu'est-ce qui vous a fait aimer / choisir le théâtre ?

C’est un atelier dans mon lycée de Melle, dans les Deux-Sèvres, mené par Hélène Arnaud, une formidable metteuse en scène. Le théâtre est très ancré pour moi dans une pulsion de jeunesse, d’enfance, quelque chose d’une joie brute d’être sur scène et de faire un spectacle. Le goût immodéré de ce moment à part, qui avait ce pouvoir de suspendre le temps.

Une rencontre artistique décisive ?

Il y en a beaucoup. Beaucoup de gens ont accompagné avec bienveillance mon parcours. Mais je pense que je citerais Hélène Arnaud justement, cette metteuse en scène qui intervenait dans mon lycée. C’est très important, les artistes qui viennent au contact des scolaires, quand on est enfant ou ado. C’est pour ça que j’essaye toujours de garder du temps pour le travail auprès des jeunes. Car on ne sait jamais les graines que l’on sème.

Un personnage fétiche ?

Je dirais Marco, le personnage principal de la bande dessinée Le Combat ordinaire de Manu Larcenet. Un jeune homme au début de sa vie d’adulte, qui essaye de se construire et d’avancer dans la vie malgré ses angoisses, malgré le deuil nécessaire de l’enfance. Je lis beaucoup de bandes dessinées et j’adore celle-ci en particulier. Je la relis très régulièrement.

Bande-annonce "Le Champ des Possibles" © Compagnie 28
Bande-annonce "Le Champ des Possibles" © Compagnie 28

La question de l’héritage familial est une question centrale dans mon travail...

Quel a été le déclencheur de votre trilogie Élise composée de trois “chapitres” : La Banane américaine, Pour que tu m’aimes encore et Le champ des possibles ?

Ces trois spectacles racontent les aventures d’Élise, mon double fictionnel, en trois spectacles. Dans La Banane Américaine, Élise a 9 ans. Dans Pour que tu m’aimes encore, elle a 13 ans et demi. Dans Le Champ des Possibles, elle a 19 ans. Les trois spectacles composent une trilogie intitulée Élise, et publiée, à mon grand bonheur, en 2020 chez Actes Sud-Papiers.

Je crois que ce qui a motivé la création de ces spectacles, c’est l’envie de parler de l’enfance, de l’adolescence, de cette période de la vie, avant 20 ans, où se mettent en place tous les fondements de l’existence à venir, de l’adulte que l’on sera. L’envie de travailler sur l’immense vulnérabilité mais aussi l’infinie puissance de cette période de construction. L’envie aussi d’interroger plus précisément la question des rapports familiaux, cet endroit qui peut être autant dévastateur que magnifique. L’envie, enfin, et peut-être avant tout, de retrouver la joie et l’énergie qui habitent parfois ces premières années et les rendent, malgré leur fragilité, somptueuses.

En quoi ce récit d'émancipation touche à la fois à l’intime et à l’universel ?

Cette question du lien entre intime et universel est une obsession chez moi, elle habite tout mon travail. En tant que spectatrice, que lectrice, je suis très sensible aux formes du récit intime, s’il est bien mené. Quand l’humanité d’un artiste rejoint la mienne, je suis bouleversée. Je crois que dans mes spectacles, en interrogeant cette enfance, j’essaye justement de toucher à quelque chose d’universel : chacun et chacune d’entre nous essaye, dans ces années de jeunesse, de se construire. Chacun et chacune de nous se trouve en lien avec une famille qui est centrale dans sa vie, que l’on essaye ensuite ou non de s’en détacher.

Dans Le Champ des Possibles, Élise a 19 ans, on lui demande ce qu’elle veut faire dans sa vie, elle essaye de quitter le giron familial, de commencer à exister seule… ce moment de "bascule", où l’on quitte l’enfance, est profondément universel je crois.

La famille est notre premier lieu de lien aux autres, notre premier lieu d’amour, ou de désamour, et en cela elle nous marque durablement. Une famille est, à mon sens, une structure.

Vous incarnez des figures familières voire tutélaires avec beaucoup de dérision. Le choix du seule en scène est-il thérapeutique ?

Je n’aime pas du tout cette idée de démarche thérapeutique. En tant que spectatrice, je suis toujours très gênée si je sens qu’un artiste est dans cette démarche. Si je sens qu’il se soigne sur scène, devant moi, cela me met mal à l’aise et cela m’exclue comme spectatrice. Car souvent, cela amène moins de distance de la part de l’artiste, et donc cela laisse moins de place au spectateur pour investir son propre imaginaire, sa propre histoire, pour que fonctionne la catharsis. En ce qui me concerne, bien sûr que mes spectacles sont sensibles pour moi, car ils partent de mes souvenirs. Mais par contre, ils ne sont pas thérapeutiques, je ne les fais pas pour me soigner, et la thérapie, je l’ai faite ailleurs, hors du champ de la scène. Je crois que je me sens suffisamment à distance de l’histoire que je raconte, et en cela, ça éloigne le "risque" thérapeutique je crois.

Quelle place accordez-vous à la transmission, à l’héritage familial ? Vous octroyez une place primordiale à la mère, qu’en est-il de la transmission père-fille ?

La question de l’héritage familial est une question centrale dans mon travail, que ce soit dans mes seules-en-scène ou dans mes mises en scène de spectacle collectif. La famille est notre premier lieu de lien aux autres, notre premier lieu d’amour, ou de désamour, et en cela elle nous marque durablement. Une famille est, à mon sens, une structure. Dans la structure familiale, chaque élément fonctionne par rapport aux autres. Dans mes histoires, en effet, la mère est très présente car elle prend beaucoup de place dans la vie de sa fille et dans la vie de la famille plus largement. La discrétion du personnage du père donc fonctionne en "vase communicant" avec l’omniprésence de la mère, et c’est en cela que je parle de "structure". L’un ne va pas sans l’autre.

Est-ce un spectacle féministe ? Le féminisme est-il aujourd’hui vecteur de liberté ?

Je ne sais pas si mon spectacle, ou si mes spectacles sont féministes. En tout cas ils ne relèvent pas d’un didactisme féministe, au sens où ils porteraient un message, un discours. Par contre, mes seules-en-scène ont pour personnage principal une femme (enfant, ado puis jeune femme), et sont portés par moi-même, c’est-à-dire une femme autrice, metteuse en scène et comédienne. En cela, ils peuvent être féministes, dans le sens d’un engagement total dans le travail, dans le fait de se donner le droit de faire "tout ça", d’oser occuper "tout cette place-là".

Dans Le Champ des Possibles, Simone de Beauvoir occupe aussi une place très importante puisque la lecture de son livre La Force de l’Âge est un vecteur d’émancipation central pour le personnage d’Élise. Le positionnement féministe de Simone de Beauvoir dans ce livre me touche par exemple beaucoup : c’est un féminisme qui encourage à être un sujet, un individu, à embraser pleinement son existence propre et ses désirs propres en tant que femme. Je trouve ça très puissant et très joyeux comme rapport au monde.

Nous sommes, tous et toutes, le "produit" de cet endroit de croisement : une histoire familiale et une "place sociale".

Vous défendez un théâtre engagé, peut-on parler de théâtre du réel ? Est-ce essentiel pour vous de représenter l’humain au cœur de la société dans ses différentes classes sociales ?

Je ne suis pas certaine de me reconnaître dans l’étiquette "théâtre engagé", dans le sens où souvent, cette dénomination amène à des formes didactiques, brechtiennes : du théâtre qui veut porter un message avant tout. Or, moi j’aime porter des histoires. Mais j’aime que ces histoires, en effet, mettent en lumière des gens, ou des groupes sociaux que l’on ne voie pas souvent sur scène : un petit village rural, des agriculteurs, des ouvriers… parce que j’ai moi-même grandi loin de Paris, dans une mixité sociale importante et dans un rapport immédiat à la ruralité. Et donc représenter cela sur scène me touche. Et puis je crois qu’on parle toujours mieux de ce que l’on connaît. Alors oui, l’idée de "théâtre du réel" me plaît bien car j’aime profondément que la scène fasse écho à la vie. Par contre, en effet, au-delà des "étiquettes sociologiques" que l’on peut coller sur mes personnages, ce qui m’intéresse avant tout, c’est de mettre au plateau des vies humaines, des personnages pleinement incarnés, dans des récits solides, dont le parcours puisse nous bouleverser en tant que public.

Vous mettez en scène un monde agricole dans Les Fils de la Terre, d’après le documentaire d’Édouard Bergeon, un monde ouvrier dans Ressources Humaines, votre prochaine adaptation d’après le film de Laurent Cantet, faut-il y voir un diptyque sur les laissés-pour-compte de la société ?

Il y a en effet une continuité entre ces 2 projets de mise en scène, déjà parce que j’ai choisi de travailler avec la même équipe de comédiens et comédiennes. La continuité est aussi dans les thématiques : des histoires se passant dans des milieux peu représentés au théâtre (agriculteurs, ouvriers), et des histoires mêlant enjeux intimes, familiaux, et enjeux sociaux, politiques, économiques. Nous sommes, tous et toutes, le "produit" de cet endroit de croisement : une histoire familiale et une "place sociale" (au moins de départ). Ces deux grilles de lecture sont nécessaires pour créer des personnages complexes, et pour embrasser la complexité de ce que nous sommes chacun et chacune en tant qu’individu.

Comment abordez-vous le travail d’écriture et le temps du plateau ? Quelle place occupe la musique dans vos spectacles ?

Mes spectacles sont en général très écrits et le travail au plateau ne commence que quand le texte est terminé. Le temps d’écriture peut donc être relativement long. Je suis très attachée, dans le travail de répétition, que ce soit seule-en-scène ou avec une équipe que je dirige, à une grande précision du texte, jusque dans les moindres scories. Le moindre "bon", "hein", ou "oh" est écrit avec précision. Cela est important car toute la difficulté, quand on travaille sur des formes de "théâtre du réel", est celle de la précision : comment donner pleinement vie à des personnages, dans une narration exigeante et un rythme précis ? Pour moi cela passe par le texte. Cette exigence permet aussi de proposer des spectacles très stables, solides, quelles que soient leurs conditions de représentation. Attention, il ne s’agit pas de statufier les acteurs ou de leur enlever de la vie ou de la liberté, au contraire : pour moi, la liberté naît vraiment de la contrainte, et de la précision. Souvent, je trouve que les spectacles trop flottants, très improvisés, souffrent de trop d’imprécision et au final se perdent en route.

La musique, par ailleurs, est très importante pour moi. Mes spectacles sont truffés de musiques populaires (Céline Dion par exemple dans Pour que tu m’aimes encore). J’adore ça, car je trouve que la musique populaire a un effet émotionnel, presque physique, très puissant. Elle est aussi très rassembleuse : une musique est toujours révélatrice d’une époque, et en cela elle crée du lien, de la mémoire entre les spectateurs.

J’espère que vous serez là...

Une confidence ?

Je bois au moins 3 litres d’eau avant de jouer un seule-en-scène pour ne jamais boire pendant le spectacle et risquer d’en casser le rythme.

Un acte de résistance ?

Je trouve ça difficile de s’attribuer à soi-même des actes de résistance… disons que j’essaye de m’engager autant que je le peux sur les sujets qui me touchent.

Un signe particulier ?

J’adore les graines en tout genre (chia, sésame, lin, tournesol, sarrasin… ne me lancez pas) mais plus qu’un signe particulier, je pense que ça fait de moi une victime de la mode et bobo assumée.

Un message personnel ?

Je suis infiniment reconnaissante aux gens qui, depuis dix ans, les uns après les autres, m’ont fait confiance et ont soutenu mon travail.

Un talent à suivre ?

Mona Chollet, même si elle n’a pas besoin de moi ! C’est une journaliste et essayiste dont j’adore le travail, notamment sur les femmes (Beautés Fatales et, plus récemment, Sorcières).

Ce que vous n’aimeriez pas que l’on dise de vous ?

Que je suis narcissique, ou égoïste.

Avec...

...Camille Redouble de Noémie Lvosky, j’ai eu envie d’avoir quinze ans à nouveau.

...Le Combat ordinaire de Manu Larcenet, j’ai compris que grandir était une longue histoire.

...les spectacles de Philippe Caubère, j’ai appris qu’on pouvait faire naître des mondes en étant seul sur scène, avec rien d’autre que son corps et sa voix.

...Sunday Morning des Velvet Underground, j’ai décidé de vivre.

...Le drame de l’enfant doué d’Alice Miller, j’ai rencontré un regard extrêmement juste sur l’enfance, qui m’accompagne encore.

...mon spectacle Pour que tu m’aimes encore, j’ai commis la faute délicieuse de réécouter tout Céline Dion et tout Jean-Jacques Goldman. J’ai adoré.

...le livre de photos The Brown Sisters Forty Years de Nicholas Nixon, j’ai goûté la beauté des femmes dont les corps changent avec le temps.

Mon message au public...

Mon espoir de vous retrouver est immense. J’espère que vous serez là.

Publié le
09
.
03
.
2021
Par Jérôme Réveillère

Avec son seule-en-scène Le Champ des Possibles, la comédienne et metteuse en scène Élise Noiraud conclut sa trilogie autofictionnelle Élise, éditée chez Actes Sud-Papiers. Elle revient, dans cet entretien, sur son parcours, les thèmes qui jalonnent son travail et ce dernier volet qui sonne, pour son héroïne de 19 ans, la sortie définitive de l'enfance.

Photo © Béatrice Cruveiller

Le théâtre est très ancré pour moi dans une pulsion de jeunesse, d’enfance...

En quoi le théâtre est-il essentiel aujourd’hui ?

Pour moi, le théâtre est essentiel tout simplement car il m’aide à vivre. Cela est valable aussi pour le cinéma, la littérature, l’art en général. Les émotions que me font traverser les objets artistiques me permettent d’envisager l’existence avec plus de légèreté, mais aussi plus de profondeur, plus de densité. En cela, ils me sont essentiels. Le "pas de côté" qu’ils permettent par rapport à l’existence la rend plus vivable tout simplement. Par ailleurs, le théâtre en tant qu’art vivant est ce qui nous permet de nous réunir et de partager des émotions, en tant que groupe humain. Et ce lien entre nous est essentiel.

Comment voyez-vous le théâtre demain ?

Un théâtre plus ouvert, accessible, incluant, qui manifeste que chacun et chacune y a sa place, quel que soit son milieu d’origine, son lieu de vie, son histoire.

Votre définition de la culture ?

La culture est ce qui nous rassemble, ce qui nous unit, ce qui nous fait partager notre humanité. Elle est ce qui nous donne le droit d’être des êtres sensibles. Elle est ce qui nous connecte à la beauté, la violence, la complexité de la vie.

Vos batailles pour la culture ?

Faire entendre que la culture n’est pas un bonus, mais une nécessité. Et la rendre accessible au plus grand nombre.

J’essaye toujours de garder du temps pour le travail auprès des jeunes. Car on ne sait jamais les graines que l’on sème.

Qu'est-ce qui vous a fait aimer / choisir le théâtre ?

C’est un atelier dans mon lycée de Melle, dans les Deux-Sèvres, mené par Hélène Arnaud, une formidable metteuse en scène. Le théâtre est très ancré pour moi dans une pulsion de jeunesse, d’enfance, quelque chose d’une joie brute d’être sur scène et de faire un spectacle. Le goût immodéré de ce moment à part, qui avait ce pouvoir de suspendre le temps.

Une rencontre artistique décisive ?

Il y en a beaucoup. Beaucoup de gens ont accompagné avec bienveillance mon parcours. Mais je pense que je citerais Hélène Arnaud justement, cette metteuse en scène qui intervenait dans mon lycée. C’est très important, les artistes qui viennent au contact des scolaires, quand on est enfant ou ado. C’est pour ça que j’essaye toujours de garder du temps pour le travail auprès des jeunes. Car on ne sait jamais les graines que l’on sème.

Un personnage fétiche ?

Je dirais Marco, le personnage principal de la bande dessinée Le Combat ordinaire de Manu Larcenet. Un jeune homme au début de sa vie d’adulte, qui essaye de se construire et d’avancer dans la vie malgré ses angoisses, malgré le deuil nécessaire de l’enfance. Je lis beaucoup de bandes dessinées et j’adore celle-ci en particulier. Je la relis très régulièrement.

Bande-annonce "Le Champ des Possibles" © Compagnie 28
Bande-annonce "Le Champ des Possibles" © Compagnie 28

La question de l’héritage familial est une question centrale dans mon travail...

Quel a été le déclencheur de votre trilogie Élise composée de trois “chapitres” : La Banane américaine, Pour que tu m’aimes encore et Le champ des possibles ?

Ces trois spectacles racontent les aventures d’Élise, mon double fictionnel, en trois spectacles. Dans La Banane Américaine, Élise a 9 ans. Dans Pour que tu m’aimes encore, elle a 13 ans et demi. Dans Le Champ des Possibles, elle a 19 ans. Les trois spectacles composent une trilogie intitulée Élise, et publiée, à mon grand bonheur, en 2020 chez Actes Sud-Papiers.

Je crois que ce qui a motivé la création de ces spectacles, c’est l’envie de parler de l’enfance, de l’adolescence, de cette période de la vie, avant 20 ans, où se mettent en place tous les fondements de l’existence à venir, de l’adulte que l’on sera. L’envie de travailler sur l’immense vulnérabilité mais aussi l’infinie puissance de cette période de construction. L’envie aussi d’interroger plus précisément la question des rapports familiaux, cet endroit qui peut être autant dévastateur que magnifique. L’envie, enfin, et peut-être avant tout, de retrouver la joie et l’énergie qui habitent parfois ces premières années et les rendent, malgré leur fragilité, somptueuses.

En quoi ce récit d'émancipation touche à la fois à l’intime et à l’universel ?

Cette question du lien entre intime et universel est une obsession chez moi, elle habite tout mon travail. En tant que spectatrice, que lectrice, je suis très sensible aux formes du récit intime, s’il est bien mené. Quand l’humanité d’un artiste rejoint la mienne, je suis bouleversée. Je crois que dans mes spectacles, en interrogeant cette enfance, j’essaye justement de toucher à quelque chose d’universel : chacun et chacune d’entre nous essaye, dans ces années de jeunesse, de se construire. Chacun et chacune de nous se trouve en lien avec une famille qui est centrale dans sa vie, que l’on essaye ensuite ou non de s’en détacher.

Dans Le Champ des Possibles, Élise a 19 ans, on lui demande ce qu’elle veut faire dans sa vie, elle essaye de quitter le giron familial, de commencer à exister seule… ce moment de "bascule", où l’on quitte l’enfance, est profondément universel je crois.

La famille est notre premier lieu de lien aux autres, notre premier lieu d’amour, ou de désamour, et en cela elle nous marque durablement. Une famille est, à mon sens, une structure.

Vous incarnez des figures familières voire tutélaires avec beaucoup de dérision. Le choix du seule en scène est-il thérapeutique ?

Je n’aime pas du tout cette idée de démarche thérapeutique. En tant que spectatrice, je suis toujours très gênée si je sens qu’un artiste est dans cette démarche. Si je sens qu’il se soigne sur scène, devant moi, cela me met mal à l’aise et cela m’exclue comme spectatrice. Car souvent, cela amène moins de distance de la part de l’artiste, et donc cela laisse moins de place au spectateur pour investir son propre imaginaire, sa propre histoire, pour que fonctionne la catharsis. En ce qui me concerne, bien sûr que mes spectacles sont sensibles pour moi, car ils partent de mes souvenirs. Mais par contre, ils ne sont pas thérapeutiques, je ne les fais pas pour me soigner, et la thérapie, je l’ai faite ailleurs, hors du champ de la scène. Je crois que je me sens suffisamment à distance de l’histoire que je raconte, et en cela, ça éloigne le "risque" thérapeutique je crois.

Quelle place accordez-vous à la transmission, à l’héritage familial ? Vous octroyez une place primordiale à la mère, qu’en est-il de la transmission père-fille ?

La question de l’héritage familial est une question centrale dans mon travail, que ce soit dans mes seules-en-scène ou dans mes mises en scène de spectacle collectif. La famille est notre premier lieu de lien aux autres, notre premier lieu d’amour, ou de désamour, et en cela elle nous marque durablement. Une famille est, à mon sens, une structure. Dans la structure familiale, chaque élément fonctionne par rapport aux autres. Dans mes histoires, en effet, la mère est très présente car elle prend beaucoup de place dans la vie de sa fille et dans la vie de la famille plus largement. La discrétion du personnage du père donc fonctionne en "vase communicant" avec l’omniprésence de la mère, et c’est en cela que je parle de "structure". L’un ne va pas sans l’autre.

Est-ce un spectacle féministe ? Le féminisme est-il aujourd’hui vecteur de liberté ?

Je ne sais pas si mon spectacle, ou si mes spectacles sont féministes. En tout cas ils ne relèvent pas d’un didactisme féministe, au sens où ils porteraient un message, un discours. Par contre, mes seules-en-scène ont pour personnage principal une femme (enfant, ado puis jeune femme), et sont portés par moi-même, c’est-à-dire une femme autrice, metteuse en scène et comédienne. En cela, ils peuvent être féministes, dans le sens d’un engagement total dans le travail, dans le fait de se donner le droit de faire "tout ça", d’oser occuper "tout cette place-là".

Dans Le Champ des Possibles, Simone de Beauvoir occupe aussi une place très importante puisque la lecture de son livre La Force de l’Âge est un vecteur d’émancipation central pour le personnage d’Élise. Le positionnement féministe de Simone de Beauvoir dans ce livre me touche par exemple beaucoup : c’est un féminisme qui encourage à être un sujet, un individu, à embraser pleinement son existence propre et ses désirs propres en tant que femme. Je trouve ça très puissant et très joyeux comme rapport au monde.

Nous sommes, tous et toutes, le "produit" de cet endroit de croisement : une histoire familiale et une "place sociale".

Vous défendez un théâtre engagé, peut-on parler de théâtre du réel ? Est-ce essentiel pour vous de représenter l’humain au cœur de la société dans ses différentes classes sociales ?

Je ne suis pas certaine de me reconnaître dans l’étiquette "théâtre engagé", dans le sens où souvent, cette dénomination amène à des formes didactiques, brechtiennes : du théâtre qui veut porter un message avant tout. Or, moi j’aime porter des histoires. Mais j’aime que ces histoires, en effet, mettent en lumière des gens, ou des groupes sociaux que l’on ne voie pas souvent sur scène : un petit village rural, des agriculteurs, des ouvriers… parce que j’ai moi-même grandi loin de Paris, dans une mixité sociale importante et dans un rapport immédiat à la ruralité. Et donc représenter cela sur scène me touche. Et puis je crois qu’on parle toujours mieux de ce que l’on connaît. Alors oui, l’idée de "théâtre du réel" me plaît bien car j’aime profondément que la scène fasse écho à la vie. Par contre, en effet, au-delà des "étiquettes sociologiques" que l’on peut coller sur mes personnages, ce qui m’intéresse avant tout, c’est de mettre au plateau des vies humaines, des personnages pleinement incarnés, dans des récits solides, dont le parcours puisse nous bouleverser en tant que public.

Vous mettez en scène un monde agricole dans Les Fils de la Terre, d’après le documentaire d’Édouard Bergeon, un monde ouvrier dans Ressources Humaines, votre prochaine adaptation d’après le film de Laurent Cantet, faut-il y voir un diptyque sur les laissés-pour-compte de la société ?

Il y a en effet une continuité entre ces 2 projets de mise en scène, déjà parce que j’ai choisi de travailler avec la même équipe de comédiens et comédiennes. La continuité est aussi dans les thématiques : des histoires se passant dans des milieux peu représentés au théâtre (agriculteurs, ouvriers), et des histoires mêlant enjeux intimes, familiaux, et enjeux sociaux, politiques, économiques. Nous sommes, tous et toutes, le "produit" de cet endroit de croisement : une histoire familiale et une "place sociale" (au moins de départ). Ces deux grilles de lecture sont nécessaires pour créer des personnages complexes, et pour embrasser la complexité de ce que nous sommes chacun et chacune en tant qu’individu.

Comment abordez-vous le travail d’écriture et le temps du plateau ? Quelle place occupe la musique dans vos spectacles ?

Mes spectacles sont en général très écrits et le travail au plateau ne commence que quand le texte est terminé. Le temps d’écriture peut donc être relativement long. Je suis très attachée, dans le travail de répétition, que ce soit seule-en-scène ou avec une équipe que je dirige, à une grande précision du texte, jusque dans les moindres scories. Le moindre "bon", "hein", ou "oh" est écrit avec précision. Cela est important car toute la difficulté, quand on travaille sur des formes de "théâtre du réel", est celle de la précision : comment donner pleinement vie à des personnages, dans une narration exigeante et un rythme précis ? Pour moi cela passe par le texte. Cette exigence permet aussi de proposer des spectacles très stables, solides, quelles que soient leurs conditions de représentation. Attention, il ne s’agit pas de statufier les acteurs ou de leur enlever de la vie ou de la liberté, au contraire : pour moi, la liberté naît vraiment de la contrainte, et de la précision. Souvent, je trouve que les spectacles trop flottants, très improvisés, souffrent de trop d’imprécision et au final se perdent en route.

La musique, par ailleurs, est très importante pour moi. Mes spectacles sont truffés de musiques populaires (Céline Dion par exemple dans Pour que tu m’aimes encore). J’adore ça, car je trouve que la musique populaire a un effet émotionnel, presque physique, très puissant. Elle est aussi très rassembleuse : une musique est toujours révélatrice d’une époque, et en cela elle crée du lien, de la mémoire entre les spectateurs.

J’espère que vous serez là...

Une confidence ?

Je bois au moins 3 litres d’eau avant de jouer un seule-en-scène pour ne jamais boire pendant le spectacle et risquer d’en casser le rythme.

Un acte de résistance ?

Je trouve ça difficile de s’attribuer à soi-même des actes de résistance… disons que j’essaye de m’engager autant que je le peux sur les sujets qui me touchent.

Un signe particulier ?

J’adore les graines en tout genre (chia, sésame, lin, tournesol, sarrasin… ne me lancez pas) mais plus qu’un signe particulier, je pense que ça fait de moi une victime de la mode et bobo assumée.

Un message personnel ?

Je suis infiniment reconnaissante aux gens qui, depuis dix ans, les uns après les autres, m’ont fait confiance et ont soutenu mon travail.

Un talent à suivre ?

Mona Chollet, même si elle n’a pas besoin de moi ! C’est une journaliste et essayiste dont j’adore le travail, notamment sur les femmes (Beautés Fatales et, plus récemment, Sorcières).

Ce que vous n’aimeriez pas que l’on dise de vous ?

Que je suis narcissique, ou égoïste.

Avec...

...Camille Redouble de Noémie Lvosky, j’ai eu envie d’avoir quinze ans à nouveau.

...Le Combat ordinaire de Manu Larcenet, j’ai compris que grandir était une longue histoire.

...les spectacles de Philippe Caubère, j’ai appris qu’on pouvait faire naître des mondes en étant seul sur scène, avec rien d’autre que son corps et sa voix.

...Sunday Morning des Velvet Underground, j’ai décidé de vivre.

...Le drame de l’enfant doué d’Alice Miller, j’ai rencontré un regard extrêmement juste sur l’enfance, qui m’accompagne encore.

...mon spectacle Pour que tu m’aimes encore, j’ai commis la faute délicieuse de réécouter tout Céline Dion et tout Jean-Jacques Goldman. J’ai adoré.

...le livre de photos The Brown Sisters Forty Years de Nicholas Nixon, j’ai goûté la beauté des femmes dont les corps changent avec le temps.

Mon message au public...

Mon espoir de vous retrouver est immense. J’espère que vous serez là.